Les jeunes au coeur de la tourmente des adultes

Réaction du PIaMP au rapport de la Commission spéciale sur l’exploitation sexuelle des mineurs

1. La Commission spéciale sur l’exploitation sexuelle des mineurs

La Commission spéciale sur l’exploitation sexuelle des mineurs (CSESM) a remis son rapport en décembre 2020. Elle avait pour mandat de « […] brosser un portrait de l’exploitation sexuelle des mineurs et du passage des victimes à la vie adulte. Le but étant de proposer des actions pour contrer ce fléau. Un objectif commun nous a mobilisés pendant cet exercice : le mieux-être des victimes et de leurs proches » (p. 5).

Le PIaMP a participé à la commission par une audition et le dépôt d’un mémoire. Voici nos trois principales recommandations :

  • Que les personnes concernées par les échanges de services sexuels, ainsi que les organismes qui travaillent avec ces personnes, soient davantage consulté·es et soient mis·es au cœur de tout processus décisionnel;
  • Que toute personne intervenant avec des jeunes soit formé·e et sensibilisé·e sur toutes les réalités entourant les échanges de services sexuels afin d’intervenir de la meilleure des manières possibles pour les jeunes;
  • Que des cours d’éducation à la sexualité traitant de thèmes comme le consentement et les relations interpersonnelles saines soient créés et donnés aux jeunes afin de les outiller et de leur donner le pouvoir d’agir nécessaire pour prendre des décisions éclairées.

Du fait de notre mandat, nous nous sentons très concerné·es par la Commission et la sortie de son rapport nous interpelle. Soulignons tout d’abord que nous sommes en accord avec certaines recommandations faites par la CSESM. Notamment, nous soutenons le fait que l’aide sociale soit rendue plus accessible aux personnes mineures, aux personnes sans statut et aux victimes d’actes criminels; que les revenus non déclarés par les travailleur·euses du sexe soient moins considérés comme de la fraude; que les victimes d’actes criminels aient un moins lourd fardeau de preuve pour obtenir des services et des compensations; que des ressources d’hébergement soient créées pour les jeunes qui voudraient en bénéficier, si cela est offert sur une base volontaire.

Cependant, nous souhaitons formuler ouvertement nos inquiétudes et observations afin de favoriser une réflexion collective. L’atmosphère générale qui se dégage de ce rapport nous rend mal à l’aise en raison de son impact sur les jeunes. Que cela soit clair : le PIaMP n’est aucunement en faveur de l’exploitation sexuelle, mais cette déclaration de guerre aux client·es et aux proxénètes place les jeunes au centre des hostilités. Iels se trouveront pris·es entre la morale, les intérêts et les besoins divergents de l’ensemble des adultes qui gravitent autour d’elleux (client·es, proxénètes, intervenants·es, police, système judiciaire, école, etc.).

De plus, nous déplorons le fait que la Commission aborde le phénomène sous l’angle de l’offre et de la demande. Ceci reflète le contexte socioéconomique actuel, dans lequel l’économie est devenue le principal critère d’analyse et d’évaluation de l’ensemble des phénomènes. Est-ce cette approche réductrice qui a empêché la CESEM de se préoccuper de tout le champ de l’exploitation sexuelle, qui inclut l’exploitation qui se passe souvent sans rémunération dans les familles et dans l’entourage des jeunes? Cette approche réductrice met de côté la complexité de l’être humain et de sa sexualité. Pour comprendre le phénomène de l’exploitation sexuelle et de la vente de services sexuels, il faut se poser des questions qui permettent d’aller au-delà du premier regard et poser ces questions directement aux personnes concernées par les réalités que nous cherchons à comprendre.

2. Intervenir avec les jeunes qui échangent des services sexuels

Dans beaucoup de situations, ce qui amène des mineur·es à échanger des services sexuels est la précarité économique et des dynamiques de violence ou de négligence familiale : il faut considérer ce qui est à l’origine de la décision d’échanger des services sexuels et quels sont les besoins qui sont comblés en le faisant. D’autres jeunes, parfois plus privilégié·es sur le plan matériel, décident d’échanger des services sexuels pour répondre à un besoin d’appartenance, d’exploration de soi ou de sensations fortes. Dans tous les cas, nous devons nous demander ce qui a amené cette jeune personne dans la situation où iel se trouve. Il s’agit de l’écouter; nous sommes devant un être humain et non devant un problème à régler.

Les principes d’intervention qui guident le PIaMP sont basés sur l’expression par les jeunes de leurs besoins et intérêts, ainsi que sur une littérature scientifique qui met de l’avant le pouvoir d’action des jeunes marginalisé·es : des jeunes abusé·es, négligé·es, ayant vécu trahison, abandon et contrainte. Cherchant une place où iels auront davantage de contrôle sur leur vie que dans leur famille, iels peuvent se retrouver dans la rue. Et même si ce choix est contraint, « […] il témoigne d’un acte d’appropriation d’une place sociale » (Parazelli et Colombo, 2006, p. 90).

Pour les jeunes qui sont en situation d’itinérance, sortir de la rue prend du temps, de la détermination et la capacité de vivre dans une situation paradoxale : il s’agit de vivre pendant un temps avec deux identités, celle qu’on veut quitter et celle qu’on veut construire (Colombo, 2015), ce qui implique de faire face aux jugements et obstacles exogènes et structurels liés à ces deux identités. Sortir de l’exploitation ou de toute situation de violence comporte les mêmes exigences; pensons, par exemple, aux situations de violence conjugale. Cela implique de faire des allers-retours entre deux identités, deux milieux, d’accepter les essais-erreurs. Cette réalité est à prendre en considération dans le contexte d’intervention. En tant que praticen·ne « Il faut parfois tolérer l’intolérable » (Lamoureux, 2014, p. 87) pour prendre le temps de bâtir un lien de confiance. Il s’agit ici d’établir avec lae jeune le type d’accompagnement qui lui convient et de l’aider à conserver du pouvoir sur sa vie, quelle que soit sa situation.

Le simple fait de qualifier d’exploitation sexuelle tout échange de service sexuel contre rémunération « […] ne permet pas de considérer l’ensemble des réalités des personnes qui échangent des services sexuels. » (Gerentes, Beaulieu et G-Dubé, 2020, p. 86). Notre travail sur le terrain depuis plus de 35 ans nous a appris que « […] les échanges de services sexuels sont à comprendre sur un spectre allant de l’aliénation à l’émancipation, et que personne ne se trouve à un endroit fixe sur ce spectre » (ibid, p. 86). Selon l’influence de certains facteurs, psychologiques, relationnels, socioéconomiques, etc., « […] la perception d’une personne de sa propre position sur ce spectre peut changer » (ibid, p. 87).

Une étude qualitative de McMahon-Howard (2017) révèle que des jeunes qui échangent des services sexuels sans ressentir « […] le besoin d’être « sauvé·es » ou aidé·es vont simplement refuser les services qui les abordent comme des victimes d’exploitation sexuelle et qui placent la « sortie de la prostitution» comme objectif premier de l’intervention » (Gerentes, Beaulieu et G-Dubé, 2020, p. 86).

Nous aimerions ajouter que de notre point de vue, les échanges de services sexuels ne sont pas un problème social en soi. Ce qui pose problème dans le fait que des mineurs échangent des services sexuels avec des adultes est l’impossibilité de consentir en raison d’une relation d’autorité, et le fait que les personnes mineures ne devraient pas avoir à travailler pour survivre. Voir la situation sous cet angle rend évident le fait que la répression n’est pas la solution. Les jeunes ont plutôt besoin d’une éducation sexuelle qui leur permet d’analyser les dynamiques de pouvoir et de violence dans les relations; d’être sensibilisé·es à la notion de consentement et des contextes dans lesquels les personnes mineures peuvent consentir à des relations sexuelles; d’acquérir une assurance leur permettant de poser leurs limites et des moyens financiers pour répondre à leurs besoins matériels.

3. Les limites des recommandations faites par la CSESM

L’ensemble du rapport de la CSESM vise seulement la sortie de l’industrie du sexe et ne tient pas compte des besoins et intérêts des jeunes pendant la période où iels échangent des services sexuels. Par conséquent, la CSESM recommande que le gouvernement du Québec instaure un programme spécial de sortie de la prostitution pour toutes les victimes en processus de reconstruction. Plusieurs questions se posent ici : quelle sera la nature de ce programme? Comment sera déterminé si un·e jeune est en processus de reconstruction? Et par qui? Qui sera affecté à la mise en place et à la prestation de ce programme?

Par ailleurs, la Commission reconnaît que « Les interventions les plus fructueuses auprès des victimes sont souvent celles qui sont personnalisées et qui s’inscrivent dans une relation égalitaire. » (p. 101) et que « […] les personnes qui ont quitté une dynamique d’exploitation sexuelle ont une connaissance particulière du milieu prostitutionnel et des outils d’intervention pour prévenir ce type d’abus. Leur apport est essentiel au développement d’ateliers et de programmes qui s’attaquent à la problématique. Une telle approche de coconstruction peut être réalisée avec les jeunes afin de comprendre leurs besoins réels, d’éviter les préjugés envers leur sexualité, de les mobiliser et d’équilibrer les rapports de pouvoir entre eux et les intervenants adultes » (p. 101). Toutefois, aucune recommandation n’a été faite à propos de ces deux types d’intervention, qui permettent pourtant la prise de parole chez les jeunes dans un climat d’ouverture et de nuance.

La Commission recommande également de l’hébergement spécifique pour les victimes d’exploitation sexuelle et un fonds dédié destiné à soutenir la mise sur pied de ces ressources d’hébergement. Toutefois, en attendant la concrétisation de ce réseau d’hébergement – si jamais il se réalise – les jeunes qui sont arrêtés ou signalés se retrouvent en centre jeunesse.

Or, la CSESM a reçu et retenu maintes observations sur l’état actuel et les lacunes de ces établissements : « […] l’entrée en centre jeunesse n’est pas toujours volontaire […] tous les centres ne disposent pas de personnel spécialisé ou de programme destinés au traitement des traumas complexes […] [qui] sont difficilement dispensés dans les délais requis […] » (p. 93). Nous pouvons y lire aussi que « […] les centres jeunesse ne procurent pas le confort et l’apaisement facilitant la guérison […] la rigidité, voire l’aspect carcéral, de ces milieux […] compromet la collaboration essentielle des jeunes victimes pour leur reconstruction […]. Entre l’approche permissive et l’approche autoritaire, le bon choix n’est pas toujours clair » (p. 94).

D’autres effets nocifs liés à la situation dans les centres jeunesse sont mentionnés dans le rapport : l’interruption brusque de services à 18 ans et « […] le fort taux de roulement et la rareté de la main-d’œuvre en centres jeunesse [qui] provoquent une discontinuité des services […] Cette situation est particulièrement inquiétante pour les victimes, compte tenu des efforts investis dans la création d’un lien de confiance avec les adultes qui les entourent. Elle est tout aussi préoccupante pour le personnel qui doit composer avec des témoignages perturbants sur les plans émotif et psychologique, et ce, dans un contexte à haut risque de surcharge de travail » (p. 95).

Après de telles observations, il est pour nous incompréhensible qu’il n’y ait qu’une seule recommandation (no 52) sur les centres jeunesse, à savoir d’interdire la mixité des clientèles, afin de ne pas exposer les victimes d’exploitation sexuelle « […] à une promotion de la marchandisation des services sexuels » (p. 95). Cette recommandation est aussi contradictoire : en imposant à toustes les mineur·es qui échangent des services sexuels l’étiquette de victimes d’exploitation sexuelle, même à celleux qui n’ont pas pour objectif d’arrêter de vendre des services sexuels, comment pense-t-on réaliser cette non-mixité? Beaucoup de personnes sont ambivalentes quant à leur expérience d’échanges de services sexuels, arrêtent parfois de le faire, puis recommencent. Va-t-on considérer qu’un·e jeune qui recommence à échanger des services sexuels durant son hébergement fait la promotion de la marchandisation des services sexuels?

Soulignons que ces observations sur les centres jeunesse rejoignent certains constats de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) dans son rapport de février 2020 réalisé en vertu de son mandat « […] de soumettre au gouvernement, tous les cinq ans, un rapport sur la mise en œuvre de la L.p.j. et, le cas échéant, sur l’opportunité de la modifier. » (CDPDJ, février 2020, p. 2). Ce rapport visait spécifiquement à analyser les répercussions de la Loi modifiant l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux notamment par l’abolition des agences régionales, adoptée et entrée en vigueur en 2015. Selon son mandat, la CDPDJ voulait répondre ici plus spécifiquement à la question suivante : « […] est-ce que l’organisation des nouveaux CISSS/CIUSSS permet une prestation des services de santé et des services sociaux qui favorise le respect des droits reconnus aux enfants et à leur famille par la L.p.j.? » (p. 5). Il résulte de l’analyse de la CPDJ 25 constats. Nous mentionnons ici seulement les éléments qui sont plus directement liés aux services aux enfants et à leur famille(1) :

  • Les listes d’attente à l’évaluation et à l’application des mesures ont augmenté au Québec entre 2012-2015 et 2015-2018. En 2017-2018, le délai moyen au Québec avant le premier contact à l’évaluation était de 21 jours, ce qui dépasse largement tous les standards de pratique en vigueur (4 ou 12 jours);
  • Le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) ne collecte pas les données sur les délais à la suite d’un signalement, ni sur les délais pour la réassignation des dossiers à l’application des mesures;
  • Entre 2015 et 2018 le nombre de dossiers en attente à l’évaluation dépassait la capacité théorique des centres dans toutes les régions, sauf une. Les ressources humaines disponibles n’étaient pas suffisantes pour traiter les signalements retenus;
  • Il y a consensus entre les DPJ, les PDG et les directeurs de programme jeunesse concernant les difficultés importantes de rétention et de recrutement de personnel en protection de la jeunesse;
  • L’intervention du DPJ dans la vie d’un enfant n’est pas toujours prise en considération dans l’évaluation de la priorité à accorder au dossier pour obtenir des services dans un CISSS/CIUSSS;
  • Les intervenants en protection de la jeunesse se sentent surchargés et s’inquiètent de la sécurité des enfants. La surcharge de travail affecte le droit des enfants à des services adéquats offerts de manière personnalisée et continue;
  • La pression de rendement quantitatif ressentie par les intervenants a augmenté depuis les fusions. Cette pression influence le travail des intervenants et affecte la qualité des services offerts aux enfants;
  • Les intervenants se sentent plus isolés dans leur pratique depuis les fusions. Ils affirment avoir moins d’espace pour échanger entre eux concernant leurs interventions auprès des enfants et des parents;
  • Les intervenants affirment avoir moins accès à de la supervision clinique depuis les fusions;
  • La formation et le soutien offerts aux nouveaux intervenants ne sont pas suffisants lors de leurs interventions en début de carrière. Ce manque d’encadrement affecte les services offerts et par conséquent porte atteinte aux droits des enfants.

Il ne fait aucun doute que la dernière réforme du système de santé et des services sociaux ait participé à cette dégradation des services. Cependant ces difficultés étaient déjà observables il y a 35 ans. En 1984, peu après la création du PIaMP, Patrick Celier(2) observait déjà ce genre de situation : lorsque lea jeune entre « […] dans la machine du réseau des Affaires sociales […] Au lieu de rencontrer des adultes avec qui il peut échanger, il rencontre des professionnels qui l’analysent et essaient de le guérir » (1984, p. 155).

Nous sommes confiants que le futur rapport de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse(3) traitera plus en profondeur de ces constats inquiétants. Toutefois, compte tenu des témoignages et des mémoires déposés, il nous semble que la CSESM aurait dû se concentrer davantage sur l’enjeu des centres jeunesse afin d’offrir des recommandations plus prometteuses.

4. Conclusion

L’ensemble du rapport et des recommandations de la CSESM reposent principalement sur deux axes :

  • Économique : si on fait réduire la demande de services sexuels, l’offre diminuera aussi, et le meilleur moyen c’est la répression des client.es;
  • Moral : tout échange de services sexuels constitue de l’exploitation.

Malheureusement, ces deux visions empêchent de prendre en considération le caractère multidimensionnel de l’être humain et de ses rapports sociaux. Elles limitent également l’ouverture à des pistes d’intervention qui tiennent compte des réalités telles qu’exprimées par les jeunes directement concerné·es.

L’approche répressive adoptée envers les client·es donne l’illusion que la demande de services sexuels va diminuer. Cependant, les expériences tentées ailleurs en ce sens n’ont pas fonctionné. De plus, ce type de mesure augmente la clandestinité et l’utilisation d’Internet, ce qui met les jeunes davantage dans l’invisibilité et l’anonymat. Ce type de moyen nuit aux jeunes, qui sont pourtant les premier·es concerné·es, ces jeunes « […] à qui on n’offre plus d’éducation sexuelle […] qu’on abandonne de mille et une façons » (Delvaux, 2014-2015, p. 12), ces jeunes qui se retrouvent ainsi au cœur de la tourmente des adultes.

Au vu des lacunes actuelles du système de santé et services sociaux à faire face efficacement et dans un climat de confiance aux situations d’échanges de services sexuels, il paraît évident que des changements doivent s’opérer dans la façon d’appréhender ce phénomène. De plus, la situation actuelle liée à la pandémie de la COVID-19 met en évidence et augmente les inégalités sociales, notamment vis-à-vis des mineur·es qui échangent des services sexuels. Pourquoi ne pas plutôt saisir cette occasion de lucidité pour revoir collectivement la façon dont nous traitons les jeunes qui sont marginalisé·es?

Le PIaMP croit fortement que de travailler avec les jeunes sur une base volontaire, en leur offrant un lieu sécuritaire où leur parole est entendue, dans un climat de non-jugement, de respect et de confiance fait partie des solutions déjà à notre portée pour favoriser un meilleur pouvoir sur leur vie.

(1)  Ces constats se trouvent à l’Annexe 1 du rapport de la CDPDJ, p. 100-103.

(2) Patrick Celier fait partie du premier groupe de bénévoles qui ont donné naissance au PIaMP; il est l’un des signataires de la demande en incorporation de l’organisme en 1982.

(3) Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, dont le rapport est attendu le 30 avril 2021. Pour consulter les audiences, les pièces déposées et les premiers rapports : https://www.csdepj.gouv.qc.ca/accueil/