Rencontre avec Jean-Guy Nadeau, bénévole aux premières heures du PIaMP 

Note : les propos de Jean-Guy Nadeau ont été légèrement modifiés afin d’en faciliter la lecture.

Voici les extraits d’une entrevue réalisée en septembre 2016 avec Jean-Guy Nadeau, qui a été impliqué au PIaMP depuis la fondation de l’organisme. Il nous partage des bouts d’histoire, ses réflexions sur la stigmatisation des travailleur·euses du sexe et sur les raisons pour lesquelles les jeunes échangent des services sexuels contre rémunération.  

Jean-Guy Nadeau est professeur honoraire de la Faculté de théologie de l’Université de Montréal ; bénévole au PIaMP depuis ses débuts et président du conseil d’administration durant plusieurs années. Son plus récent ouvrage s’intitule Une profonde blessure. Les abus sexuels dans l’Église catholique (2020).

Comment et pourquoi le PIaMP a-t-il été fondé? 

Le fait que des jeunes vendaient des services sexuels était complètement passé sous silence avant la création de l’organisme. On se foutait des jeunes. Pendant des siècles l’Église était la seule institution sociale à se préoccuper de ce qui arrivait aux enfants, la seule institution à défendre le corps des enfants et à leur permettre de manger. Et pendant ce temps, les prêtres ont abusé des enfants. L’Église avait tellement mal géré tout ça. Pourtant, personne ne voulait en entendre parler. Les gens ne voulaient rien savoir. On ne pouvait même pas décrire ce qui se passait. Mais il fallait le faire. Il fallait connaître pour agir.

Ça nous a pris beaucoup de temps avant de pouvoir obtenir des subventions. Parmi les fondateurs du PIaMP, il y avait un jeune membre d’une communauté religieuse. Ce sont des communautés religieuses, même des moniales, qui se préoccupaient du bien-être des enfants qui nous ont crus, qui nous ont financés au début. Ça a peut-être pris une dizaine d’année avant qu’on ait des subventions des gouvernements. 

Soutenir les jeunes. C’est ça qu’on voulait faire. Non pas les encadrer, non pas leur interdire de faire ce qu’iels faisaient, non pas les stooler, mais les soutenir dans leurs choix. Et s’iels étaient mal dans leurs choix, on les accompagnait à essayer d’autres choix. Mais ce n’était pas notre place de leur proposer de changer ou de leur proposer d’arrêter.

Je me rappelle que c’était mal vu à l’époque, cette idéologie d’acceptation du jeune comme iel était, y compris dans ses échanges sexuels. Et c’est certainement mal vu aujourd’hui, mais je pense qu’on s’est quand même fait une place intéressante. Il a fallu que les intervenant·es sur le terrain fassent leurs preuves pour que ça arrive. 

Quand on a fondé le PIaMP, on a tenté d’éviter la curiosité malsaine qu’on pourrait avoir sur l’expérience des jeunes. On n’était pas des poseurs de questions, on était là plutôt pour répondre à des questions. Bon, évidemment, des fois, pour aider, il fallait poser des questions : la situation familiale, parfois. Ça fait combien de temps que tu n’as pas mangé? Ça fait combien de temps que tu couches dehors? On avait des questions. Mais c’était clair que c’était dans le but d’aider, d’accompagner, de soutenir, et pas simplement dans le but de connaître pour connaître. 

On portait une reconnaissance des jeunes et de leur humanité : « Tu vaux quelque chose! C’est clair ! T’as peut-être pas fait le meilleur choix ! Ou peut-être que t’as fait le meilleur choix dans les circonstances où tu étais ». On reconnaissait leur agentivité, leur capacité d’agir. Si un·e jeune n’était pas bien dans ses choix, on l’aidait. Mais si ses choix lui convenaient… et bien, si ses choix lui convenaient iel ne serait pas venu au PIMP probablement! À moins qu’iel veuille en rencontrer d’autres et jouer au pool un peu, parce qu’un temps on avait une table de pool. C’était le bon temps

Parlons de ce choix, pourquoi penses-tu que les échanges de services sexuels chez les jeunes existent? 

Il y a plusieurs angles de réponses à cette question. Pourquoi est-ce que les clients vont vers les jeunes? Comment est-ce que la structure de notre société encourage des jeunes qui n’ont pas l’âge de travailler à offrir des services sexuels? Et pourquoi est-ce que des jeunes, individuellement, font le choix d’échanger des services sexuels? 

D’abord, les clients ont des raisons différentes d’être clients et de choisir des personnes jeunes. Je parle des clients au masculin à cause des statistiques, bien qu’il y ait aussi des clientes et des personnes non binaires qui recherchent ces services. Il y a des motifs qui reviennent souvent quand on leur pose la question et ils sont connus : plaisir, facilité, absence de responsabilité, curiosité, etc. J’insiste quant à moi sur l’aspect du fantasme qui était au centre de ma thèse de doctorat, le fantasme, que la société et la culture contribuent à construire, entre autres le fantasme de la disponibilité de l’autre. Ce n’est pas un gars, chez lui, tout seul, qui construit un fantasme. C’est amené par la culture ambiante. Il y a des images qui circulent, à la télévision, au cinéma, sur le web. Il y en a dans les journaux, dans les revues, partout. À la base, la relation entre les jeunes et les clients n’est pas personnalisée : les clients projettent leurs fantasmes sur les jeunes, parce qu’ils ne les connaissent pas, de toutes façons. À moins que la relation devienne plus personnalisée, lorsque c’est un client régulier ou une cliente régulière. Et il faut ajouter à ça les psychopathologies, comme la pédophilie. 

Quand je dis que le fantasme est un élément important dans la rencontre entre jeunes et clients, je fais la différence entre le fantasme et le besoin. On parle souvent des besoins des clients, que pour les hommes on confond avec un besoin d’éjaculer. Or, on peut faire ça tout seul chez soi. C’est encore plus facile! C’est pour ça que la rencontre et le fantasme sont des éléments importants à analyser. Pourquoi les clients choisissent des jeunes? Parce que la culture encourage ce fantasme de la jeunesse, mais aussi celui du pouvoir sur des personnes qui oseront moins dire non, qui seront peut-être plus facilement impressionné·es. Ce pouvoir est ancré dans la masculinité qu’on valorise en tant que société.

Ensuite, en tant que société, en tant qu’adultes, on a une responsabilité envers les jeunes et on ne la prend pas correctement. Ce serait normal qu’on les empêche de faire du travail du sexe avant d’avoir l’âge de consentir à des relations sexuelles, ou l’âge de travailler. Mais notre responsabilité, ce n’est pas de les sortir du travail du sexe une fois qu’iels ont commencé à le faire : notre responsabilité commence avant ça. 

On vit dans une culture de consommation, qui nous pousse à vouloir le plus d’affaires possible et à se valoriser à travers ça. Il ne faut pas s’étonner qu’il y ait des jeunes qui font du travail du sexe pour avoir plus de biens. On a une responsabilité comme société qui en a les moyens, que tous les enfants chez nous aient de quoi manger comme il faut. Comme société riche, que tous les enfants aient un toit qui se tient. Mais on ne prend pas toujours cette responsabilité de diminuer les inégalités sociales. 

De plus, on ne laisse pas beaucoup d’options aux jeunes. Le système d’éducation n’est pas adapté à tous les types de personnalités. J’ai une anecdote pour illustrer ça : j’ai été remplaçant en secondaire 4 et 5 dans une école, dans Hochelaga-Maisonneuve. Quand je suis arrivé comme remplaçant, le directeur d’école m’a rencontré. Il m’a donné deux consignes. La première consigne c’était : « gardez-les en classe 63 minutes ». Soixante-trois minutes en secondaire 4, c’est vraiment long. La deuxième consigne pédagogique qu’il m’a donnée, sans joke, c’est : « empêchez-les de sortir par les fenêtres ». Le système d’éducation n’est pas fait pour ces jeunes qui ont envie de sortir par les fenêtres. Il y a beaucoup d’adultes aussi pour lesquels c’est difficile. Un enfant qui n’a pas le type de personnalité pour rester assis pendant X minutes de suite… le système d’éducation n’est pas fait pour ces jeunes-là. Donc il y a des jeunes qui vendent des services sexuels pour différentes raisons : avoir à manger, avoir un toit, avoir plus de biens, consommer de la dope, faire autre chose qu’aller à l’école, avoir accès à de la reconnaissance. Et ça il y en a vraiment plusieurs. La reconnaissance, c’est d’autant plus important pour les jeunes que plusieurs en reçoivent beaucoup moins que les adultes.

Dans la mission du PIaMP, il y a une place importante pour donner une voix aux jeunes. 

Les jeunes ont une agentivité, tout en étant plus influençables que les adultes et en ayant besoin des adultes. Entre autres pour leur donner de la reconnaissance. C’est essentiel. 

Je pense que les jeunes d’aujourd’hui vivent des expériences sexuelles différentes de celles que ma génération a vécues. Or c’est ma génération qui a fait les lois qui les concernent actuellement même si le plaisir est plus valorisé aujourd’hui. De plus, plutôt que d’interdire, on dit plutôt aux jeunes de se protéger. Mais pourquoi on leur dirait de ne pas accepter de « cadeau » en retour? Quand on est adulte et qu’on sort avec une personne, on lui fait des cadeaux. Ça fait partie d’une relation. Bien sûr, il y a cadeau et cadeau, relation et relation.

Je pense que les seuils de ce qui est acceptable sont différents. C’est notre responsabilité de protéger les enfants et pour le faire, il faut les écouter. Ce que nous, on définit comme prostitution, je ne suis pas certain que les jeunes définiraient ça comme prostitution. Ça ne veut pas dire qu’iels ne peuvent pas apprendre de notre définition, mais peut-être que ces jeunes peuvent nous inviter à revoir notre définition.

Par ailleurs, les travailleurs et travailleuses du sexe adultes nous disent, ou un bon nombre en tous cas, que le stigmate social est la pire chose dans leur expérience de travail du sexe. Alors il faut aussi protéger les jeunes du stigmate. De tous les stigmates.

Et le stigmate se traduit souvent par l’étiquette de victime

Il y a des situations que le PIaMP a rencontrées que je qualifierais d’abus sexuel, d’agressions sexuelles. Parce que les jeunes, dans ces situations, n’avaient pas le pouvoir de dire non. Être en situation de dire oui, ça implique que tu pourrais aussi bien dire non. Mais j’ai souvent rencontré des personnes qui disaient que les victimes d’agressions sexuelles « avaient été déshumanisées ». Déshumanisé·e, je tremble chaque fois que je vois le mot, mais c’est aussi une étiquette. Oui, il y a quelqu’un qui a fait tout ce qu’il pouvait pour leur enlever leur statut d’être humain, en les objectivant. Mais nous, si on dit que ces personnes ont été déshumanisées, on fait en sorte que les agresseurs ont réussi. On donne raison aux agresseurs. Ça n’a pas de sens. Disons plutôt que les victimes ont été blessé·es, pas déshumanisées. Je me suis rendu compte en connaissant mieux mes étudiant·es que le portrait qu’on dressait des victimes était tout le temps une sur-victimisation. On les montrait comme des victimes qui rampaient sur le plancher, qui longeaient les murs, qui ne valaient plus rien. Or ce n’est pas le cas. Ce n’est pas toujours le cas. Loin de là, même si ça ne veut pas dire qu’iels ne sont pas profondément blessé.es. On est blessé·e, mais vivant·e.

Considérer quelqu’un comme prostitué·e, c’est faire ça aussi. C’est réduire cette personne à un objet parce que le mot « prostitué·e » évoque ça : un objet, un objet d’usage. Diane disait par exemple : Je ne suis pas un Kleenex qu’on prend puis qu’on jette après. C’est pour ça aussi qu’on a de la difficulté à avoir des chiffres sur les agressions sexuelles et l’exploitation. Les jeunes ne se reconnaissent pas dans les mots qu’on utilise. Ils se sentent stigmatisées par nos mots. Et iels résistent. Avec raison.