Origine et création du PIaMP (1/4)

Écrit par Gilles Tardif

INTRODUCTION

« Quoiqu’on en dise, la prostitution reste un phénomène où les garçons et les filles sont les mêmes à Manille, à Paris, à New York ou Montréal, enfin presque. On y prête son cul, on y donne du cœur, on en recherche une certaine reconnaissance. Malgré et au-delà de ce qu’on peut en dire depuis quelques années, la chose est devenue un problème et expose certaines questions sur la jeunesse. Ces jeunes ne sont peut-être pas nés prostitués; le deviennent-­ils? Pour quoi? Comment ça se fait la prostitution? » (PIaMP, 1992, p. 5). Voilà le genre de questions qui a travaillé le premier Groupe de travail sur la prostitution des mineurs à Montréal, à partir de 1979, et qui s’agite encore aujourd’hui au sein du PIaMP. 

« On n’est jamais neutre quand on parle de la prostitution » (Nadeau, 1982, p. 22). Il paraissait important d’identifier dès le départ les groupes qui ont travaillé le dossier que vous allez parcourir; de vous raconter un peu le mouvement des uns et des autres et plusieurs contributions exceptionnelles durant le passage de l’ignorance de la prostitution des mineurs à un travail de suivi attentif des évidences d’un phénomène bien humain, la prostitution.

Cette histoire a commencé quelque part au Comité de protection de la jeunesse (CPJ) dans la cadre d’un mandat de réexamen du CPJ… Selon la mandataire du CPJ, il semblait difficile de trouver des moyens d’aide et il y avait un manque de cohésion entre les services qui “devaient” travailler avec les jeunes prostitués. En fait, dans un bilan provisoire destiné plus tard à un Groupe de travail, on y déclarait que devant un “syndrome” décelé chez un adolescent dont la situation réexaminée faisait état de “troubles de comportement par l ‘expression d’agirs sexuels”; “syndrome”, selon les informations recueillies, qui touchait un nombre toujours croissant de la population juvénile du Montréal métropolitain; que face à ce “syndrome de la prostitution des mineurs”, on manquait d’informations et qu’il fallait former un comité d’études.

Ainsi le CPJ, avec quelques intervenant·es, a entrepris de consulter certain·es praticien·nes du milieu qui ont corroboré l’importance d’une réunion où la problématique serait abordée, non seulement sous l’angle de l’échange d’expériences, mais aussi sous l’angle des moyens à mettre en place pour évaluer, prévenir et traiter.

  1. Compte-rendu des rencontres

Voilà le contexte dans lequel eut lieu la première réunion, le 12 juillet 1979, de ce qui allait devenir le Groupe de travail. Le procès­verbal de la rencontre nous rapporte que, sans être un phénomène nouveau, la prostitution juvénile semble augmenter; qu’on y retrouve surtout les jeunes pris·es en mains par les agences, mais qu’à cette activité de réseaux s’ajoute une prostitution individuelle, souvent spécialisée. On s’interroge, on cherche des causes, on insiste sur les besoins des jeunes en fugue; on conclut ce premier effort en déclarant que ce sont des situations familiales et surtout les relations incestueuses vécues par ces jeunes prostitué·es qui prédisposeraient à ce genre d’expériences. Les policier·es présent·es font mention de leurs difficultés de travail, soit la difficulté d’arrêter un·e jeune, l’absence d’escouade spéciale, les sanctions ridicules imposées aux agences, par exemple. Iels considèrent aussi que la formule des mesures volontaires, alors embryonnaire, permet aula jeune de se replonger dans son milieu sans problème.

Les représentant·es de centres d’accueil admettent qu’iels ont peu à offrir puisque le manque de préparation et l’ignorance des intervenant·es, de même que le tabou sexuel font en sorte qu’un·e jeune trouvera chez elleux peu de support. On identifie tout de suite la formation des intervenant·es comme un grave problème et le manque de ressources comme une lacune encore plus importante. On mentionne comme modèle des projets européens, ou celui des Alcooliques Anonymes, sans aller plus loin.

À la réunion suivante, le 19 septembre 1979, le CPJ, (composant le quart des participant·es) essaie de faire le point. Cela paraît difficile parce que les participant·es ne sont pas les mêmes (la moitié assiste à une première rencontre) et que plusieurs souhaitent une « définition des termes » avant d’aller plus loin. Le résultat de cet exercice, c’est qu’on décide de former des sous-groupes de travail où chacun·e se répartit selon une grille préalablement adoptée. On n’admettra plus de nouvelleaux participant·es au grand Groupe, mais ce sera possible dans les petits groupes. Durant cette rencontre difficile, on a pu constater que la cueillette des données était ralentie par des résistances, notamment en centres d’accueil. On se dit que le cheminement du Groupe serait retardé par la multiplication des questions surgissant du travail de chacun·e, questions souvent profondes et sans réponse toute prête.

Une troisième rencontre a lieu le 16 octobre où, cette fois, le Groupe est à peu près le même. La résistance provenant de la structure hiérarchique des centres d’accueil se traduit par l’hésitation à accepter des rencontres individuelles (intervenant·es non mandaté·es) et le souhait d’organiser des formations aux intervenant·es dont on a déjà commencé à parler dans un premier sous-groupe de travail.

Un deuxième sous-groupe s’est penché sur la législation touchant la prostitution dont il retient le dossier des danseur·euses nu·es, dans lequel on pose la question des alternatives à la danse.

Un troisième sous-groupe s’est proposé d’étudier les données statistiques en travaillant sur les dossiers d’article 15(1), pour l’année 1978, où il y aurait incidence de prostitution. Une prochaine rencontre d’examen des dossiers en question est prévue.

Un quatrième sous-groupe s’est intéressé au “portrait-de-la­réalité-du-jeune-qui-se-prostitue”. On a choisi une approche clinique (psychiatrique) qui déçoit. Le docteur (appelé en consultation) avoue qu’il y a peu à faire avec ces jeunes; leur niveau d’anxiété étant faible. À partir de cette présentation, le sous-groupe décide tout de même de chercher à obtenir une vision globale et sociale en allant voir dans les clubs, les réseaux… (observation sur place).

Un cinquième sous-groupe sur les ressources constate qu’il n’y en a pas; on se renvoie la balle (les prostitué·es en l’occurrence). On note malgré cela trois projets qui s’y intéressent indirectement, soit Contac-T-Nous, pour les MTS, destiné surtout aux adultes du Centre-Sud et du Centre-ville et créé avec l’hôpital Saint-Luc et le CLSC Centre-ville(2); soit la Clinique des jeunes du Bureau de consultation jeunesse (BCJ) et du CLSC Centre-Ville; soit finalement une infirmière impliquée au CLSC Centre-Ville et à Contac-T-Nous, qui offre un gîte à des jeunes de 13 à 15 ans, mais qui ne font pas de prostitution de façon identifiée.

Un sixième et dernier sous-groupe s’occupe d’un projet d’action. Il penche pour un service préventif offrant un hébergement dans le secteur du Centre-Ville. Tout reste à faire…

On reprécise enfin le mandat du Groupe en le cristallisant autour des six sous-groupes de travail.

C’est ainsi que la réunion du 11 décembre suivant porte sur le bilan de chacun des sous-groupes. Au niveau judiciaire (2ième sous-groupe), on constate l’absence de statistiques et la passivité de l’appareil; ce qui pousse le sous-groupe à préparer un document de sensibilisation destiné au juge-en-chef et aux juges. Les autres sous-groupes ne sont pas prêts à soumettre leurs rapports; cela amène la Groupe à définir et compléter un questionnaire qui clarifiera les dimensions de la problématique. En effet, le Groupe se met d’accord pour privilégier l’approche globale du phénomène impliquant les jeunes mineur·es, en mettant le focus sur les difficultés vécues. On cible la clientèle surtout chez les jeunes entre 10 et 18 ans et on s’inquiétera de l’étiquetage, réflexe des différents réseaux d’organismes trahissant une mentalité “restrictive”. La situation des danseur·euses nu·es sera considérée comme un outil pour l’étude par le Groupe qui considère du même souffle que les gratifications pour les jeunes sont d’ordre à la fois matériel et affectif. Le Groupe décide de privilégier toute la question de l’information-formation des intervenant·es, à partir d’une approche globale. Finalement, les membres n’arrivent pas à définir le terme « prostitution » et s’entendent pour demeurer un groupe informel. On se prépare à demander des subventions et on rejette la proposition de recueillir des témoignages auprès des jeunes.

À la réunion du 22 janvier 1980, on souhaite la venue d’intervenant·es auprès des jeunes entre autres provenant des projets Contac-T-Nous et Corridor(3). On décide par ailleurs de se pencher sur le statut du Groupe et on se rend compte, à partir des discussions et d’un colloque sur la violence, qu’on avait totalement oublié le milieu scolaire. On discute du projet d’action (6ième sous-groupe) et on convient de demander le financement de deux éducateur·ices de milieu pour lancer le projet. Dans les autres dossiers, ça traîne et toustes considèrent qu’un bilan final des opérations devait être complété pour la prochaine réunion.

Dans une réunion du 25 janvier cependant, un sous-groupe qui s’était chargé d’étudier le statut du Groupe propose que le Groupe « Prostitution jeunesse » se structure officiellement, que le dossier soit à l’avenir sous sa responsabilité et qu’il obtienne des appuis écrits du CPJ, du fédéral… Ce sous-groupe recommande que, selon la structure hiérarchique, le CPJ soit saisi du projet par le Groupe et qu’il soit reconnu et supporté financièrement.

Finalement, le 3 mars 1980, le Groupe de Travail sur la Prostitution des Mineurs est constitué et un premier exécutif est formé. Il est composé de Joanne Doucet, présidente, d’Andrée Ruffo, trésorière, et de Denis Boivin, secrétaire(4). En même temps, le Groupe constate qu’il y a démobilisation, mais est-ce vraiment le mot juste? Les questions abordées jusque-là soulèvent d’autres questions qui dérangent, en termes par exemple d’intervention, des peurs ou des diverses perceptions du phénomène. Le Groupe décide de poursuivre son travail avec les intéressé·es, c’est-à-dire en majorité des intervenant·es du CPJ, du BCJ, des services juridiques. Les CSS observent, les autres ont disparu.

Pendant ce temps, on commence à parler publiquement de la prostitution des mineurs dans quelques médias, Le Devoir, le magazine Madame au foyer, où on prétend que tout le problème viendrait du constat que la prostitution des mineurs existe parce qu’il y a des enfants qui vendent leurs services et qu’il y a des adultes pour se les payer.

Des résultats

Ce long exposé des discussions du Groupe de travail nous paraît important, d’une part parce qu’il est porteur du projet sur la prostitution juvénile comme on le verra plus loin et, d’autre part, parce qu’on constate que pour les organismes du réseau public, les jeux sont faits. On aura quelques années plus tard une meilleure idée des enjeux auxquels le dossier de la prostitution est accroché quand le CPJ verra son mandat transformé et en perdra la possibilité de susciter de telles problématiques. Les centres d’accueil résisteront à toute atteinte à leur hégémonie; les CSS auront bien fait d’attendre, ce sont eux, via les DPJ qui prendront le relais de la responsabilité de ce genre de dossier, sans la vigueur souhaitée, comme on a pu s’en rendre compte. Les nouvelles et maigres ressources jeunesse persisteront dans leur volonté de poursuivre le dossier; ce qui deviendra possible, à court terme, grâce à une subvention du CPJ.

Avant de clore cette première section, attardons-nous sur un des travaux produits par les membres du Groupe que nous appelons le “Rapport Bleu” et qui révèle les bases de la prochaine étape.

L’essentiel des documents a été produit entre novembre 1979 et février 1980. Par exemple, citons les grandes lignes de l’étude des dossiers de l’article 15 pour 1978, qui indiquent que 13 % des dossiers étudiés, soit 64, faisaient mention de conduites sexuelles répréhensibles. De ce nombre, 33 % des comportements étaient liés à une conduite immorale et 44 % à l’immoralité dans la famille. La prostitution est très limitée et rarement, sinon jamais, mentionnée. Ce 13 % que nous mentionnons plus haut, concerne à 80 % des filles, âgées surtout de 14 à 17 ans. 35 % des jeunes sont retourné·es chez eux; après leur passage à la Cour, le reste est en institution. Le phénomène ne paraît pas répandu. Et puis, face à l’impossibilité d’obtenir des statistiques officielles, on se rabat sur le témoignage de policier·es, de certain·es jeunes et d’homosexuel·les pour faire l’état du dossier, de sorte que le Groupe constate manquer de matériau pour travailler et de souffle pour continuer. Quant à la demande de subvention, il y est précisé qu’on demande l’engagement de deux travailleur·euses de milieu dont la tâche irait de l’inventaire à la prise de contact, en passant par l’analyse et la collaboration avec les intervenant·es déjà concerné·es. On semble s’attendre à ce que ces futures ressources répondent aux questions et aux attentes du Groupe, restées insatisfaites.

(1)  Bien que des éclaircissements avaient été apportés dans la nouvelle Loi sur la protection de la jeunesse de 1977 concernant les décisions prises dans l’intérêt de l’enfant, plusieurs intervenant·es considéraient que la discrétion laissée à l’appareil judiciaire donnait beaucoup trop de place à l’arbitraire; réaction reprise dans le concept de « déjudiciarisation » à partir de l’application de la Loi en 1979.

(2) Pour plus de détails sur le programme Contac-T-Nous, voir le livre de Jean Robert (2018). Disons simplement ici qu’il a été créé à la suite de plaintes de la part de professionnelles du sexe sur « … l’absence totale de ressources médicales adaptées, du rejet et de l’exclusion dont elles sont victimes » (p. 34).

(3) Corridor : projet d’intervention de milieu du Bureau de consultation jeunesse (BCJ) à la polyvalente Jacques-Rousseau à Longueuil.

(4) Mmes Doucet et Ruffo sont des avocates spécialisées en droits de la jeunesse et M. Boivin est agent au CPJ.